Texte · La main

Écrit par

Le

Le jazz, le premier point commun qu’il s’était découvert avec Jeanne, ils n’avaient pas trente ans. Tandis qu’il l’écoutait pour lire, elle l’écoutait pour danser. Cette sensation de bien-être quand tout va mal, cette porte que l’on fracasse à grand coup de pied pour s’ambiancer comme il faut, c’était ça, le jazz, pour eux. Les cymbales tapotaient en couvre-chef, le piano dressait la robe, la contrebasse rythmait le cœur, le tout formant une harmonie complète. Chaque instrument agissait comme une brique qu’ils empilaient, les unes après les autres, pour construire leur palais imaginaire. Ils s’y accommodaient bien, à cette vie. Maxime aimait la voir s’enivrer toute seule dans la cuisine, l’admirer se déhancher un torchon à la main, se balancer tendrement, d’un air étonnamment sensuel, en suivant le tempo, sans jamais ouvrir la bouche. Elle pouvait encore se laisser surprendre par un accent brutal qu’elle n’aurait pas vu venir, aussi lente que précise dans ses gestes.

 Maxime se tira enfin des aventures du commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, coupant ainsi un instant son interprétation de la musique pour rendre visite à celle de sa femme. Il la retrouva une nouvelle fois élancée face à l’évier, en train d’empiler des assiettes propres. On n’entendait plus l’eau couler, le piano prenait trop de place. Jeanne avait ce talent de faire les choses bien surtout quand son esprit vagabondait ailleurs. Ce n’était pas quelqu’un qui pourrait vivre avec des habitudes, entre ses sautes d’humeur et son désir de voir les choses en grand. Bien qu’elle fût adepte de la formule « un esprit sain dans un corps sain », la trouver un jour avec une clope au bec juste pour en connaître le goût n’étonnerait pas son mari. Le déroulement de sa vie dépendait de ses pulsions de l’instant présent. Elle pourrait dans la seconde sortir de sa rêverie, se retourner et lui dire je sais que tu me regardes, le tout accompagné d’un petit sourire sur le côté qu’il affectionnait particulièrement. Ce que Maxime ne lui disait jamais, c’est qu’il n’attendait que ça.

 Trente-cinq ans qu’ils partageaient leur vie et pour la première fois, Jeanne ne lut pas dans ses pensées, ne sentit pas qu’il était là en train de la regarder. Maxime l’ignorait, mais cela faisait plusieurs heures qu’il était adossé contre un mur fièrement couvert d’un papier peint de quartiers d’orange sur fond blanc qu’il n’avait même pas remarqué. Et pourtant, Jeanne se souvenait de ses préférences excentriques en matière de décoration. Ces derniers temps elle avait eu cette pulsion de revoir la décoration, vieille de seulement quelques semaines – ils changeaient de mode de vie aussi régulièrement que de mode tout court. Elle avais mis beaucoup de cœur à la tâche : presque tout le mobilier était fabriqué de leurs propres mains. Maxime et elle aimaient beaucoup bricoler avec peu de moyens. Jeanne s’était toujours mise en tête de révolutionner le monde de l’art, de faire de leur maison une œuvre d’art. Cependant, la motivation n’allait pas vraiment de pair avec le désir, et leur excitation fut celle d’un enfant ; au plus haut point cinq minutes avant de disparaître complètement. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Cela leur convenait, cette vie couverte de projets inaboutis.

 Alors que Maxime profitait une fois de plus de cette charmante danse que lui offrait son épouse, celle-ci vacilla soudainement et se rattrapa de justesse avec le coude sur le plan de travail. Son articulation prit de plein fouet son poids et resta un instant parcouru de petites tensions électriques désagréables. Jeanne baissa la tête, elle ne vit pas Maxime se précipiter derrière elle. Il ne s’était pas aperçu de tous ces changements dans la maison… Sans doute trop plongé dans ses livres. Jeanne avait fait tout ça pour lui, et il n’avait rien vu, il n’avait vu qu’une beauté angélique qui était restée la même malgré l’âge. Jeanne gardait un esprit dynamique, mais le corps ne suivait plus, à bout de forces. Jeanne réalisa cela il y a peu, le jour où la musique avait cessé. En vérité, elle ne résonnait plus dans la maison, elle n’était plus qu’un souvenir qui tournait en boucle dans sa tête. Jeanne devint inaccessible pour Maxime, ce qu’il ne comprenait pas.

 Il parvint à sa hauteur, elle ne s’était pas redressée. Le vieil homme posa délicatement sa main sur son épaule. Le regard de la vieille femme s’éclaira aussitôt. Sans bouger les lèvres, elle bascula, replaça ses vertèbres, son cou, sa tête, et observa le carreau de la fenêtre à quelques centimètres du bout de son petit nez. Qui était derrière elle ? Un assassin, un cambrioleur, un ange ? Les interrogations s’enchaînaient trop vite, elle n’eut pas le temps d’avoir peur. Paupières closes, sa main toute tremblante rencontra celle de cet homme mystère, traversa ainsi son bras nu du bout des doigts comme un radeau traverse un fleuve frissonnant, jusqu’à atteindre son épaule. Elle s’arrêta. La main de Maxime vint prendre la sienne. Un temps.

 Depuis, Jeanne croit aux fantômes.

Article précédent
Article suivant

« Chacun a raison de son propre point de vue, mais il n’est pas impossible que tout le monde ait tort. »
– Gandhi.

« L’atelier de Ceryse » est un site internet dans lequel sont regroupés tous mes travaux : écriture, journalisme, communication.

©L’atelier de Ceryse, 2024 – Tous droits réservés