Texte · La pianiste aveugle

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Le

Défi : écrire une histoire en une heure

Il neigeait, cette nuit-là. Les flocons étaient épais et doux quand ils coulaient sur les cheveux d’Émilie. La petite fille était figée, au beau milieu de la ruelle éclairée par un vieux lampadaire vert bouteille dont l’ampoule clignotait. Le chemin l’aurait étouffée si elle ne retenait pas sa respiration depuis déjà une dizaine de secondes. On n’entendait plus les voitures rouler de l’autre côté de la grande muraille de maisons d’usine, seulement la faible mélodie d’un piano qui résonnait dans la tête de l’enfant. Devant elle, son père, allongé sur le ventre, les yeux livides. Ses petits yeux enfantins ne le quittaient pas. Elle ne voyait plus rien d’autre que lui autour d’elle. Quelques instants plus tôt, la fillette maintenant orpheline avait quitté la maisonnette, s’inquiétant de la durée anormalement longue de son absence. Il avait pourtant dit que c’était l’affaire d’une course, une simple course à deux rues de chez lui. Émilie était encore en robe de chambre, une robe blanche lui arrivant au-dessus du genou, avec de la dentelle qui ornait le bas et le col. C’était le seul vêtement qu’elle portait et l’hiver glacial n’arrivait pourtant plus à l’atteindre. Pour elle, il ne faisait ni chaud, ni froid. Plus rien ne lui était perceptible, hormis ce funeste spectacle. La petite Émilie était sortie en laissant la porte ouverte, ne pensant plus qu’à son père qui jamais plus ne sourira. Le piano que l’enfant avait laissé courait dans sa tête, c’était tout ce qui lui restait. Les flocons ne tombèrent plus, ils furent figés dans le temps, auquel personne ne peut échapper.

 Émilie vit pour la dernière fois ces soirs au coin du feu, où il lui racontait des histoires qu’il improvisait rien que pour elle, son unique fille, son trésor pour qui il aurait donné sa vie. Un après-midi, ils étaient allés au parc tous les deux. Émilie savait à peine marcher, et la présence de ses doigts abîmés la rassurait. Il était cet appui sur lequel elle s’était toujours reposée, l’homme qui l’avait élevée, qui lui avait tout appris, l’homme de ses onze années de vie, qui lui fut arraché pour une raison qu’elle ignorait, un secret qui ne lui sera jamais dévoilé. Émilie ne voulait pas s’approcher davantage, ne voulait pas non plus y croire, et malgré cela, la pauvre enfant ne pouvait rien contre la mort. À dire vrai, elle ne voulait plus rien voir du tout, alors, ses yeux prirent leurs dernières secondes pour dire adieu à celui qu’elle respecterait toute sa vie, puis ses pupilles s’éteignirent petit à petit. Les flocons reprirent leur chute et le piano imaginaire laissa place au vacarme des voitures. Le lampadaire, seul spectateur de la scène, lui était à présent inutile. Sa solitude le gagna, et l’ampoule mourut, tandis que l’enfant passa le reste de la nuit à retrouver sa maison, perdue dans les abysses, le fin visage dégagé de toute larme qui pourrait creuser ses joues.

 La jeune Émilie devint pianiste. Au fil des années, ses cheveux poussaient. Fidèles à leur éclat blond platine qui se confondrait presque avec la neige, ils atteignaient maintenant le bas de son dos. La jeune fille aveugle avait le corps d’une nymphe. Les soirs où elle jouait, la plupart du temps dans des bars des villes alentour, Émilie était toujours vêtue d’une longue robe blanc cassé au col en V, rappelant la divinité que ses formes incarnaient. Petite, elle se trouvait laide quand elle essayait les lunettes de son père, son choix fut donc de fermer ses paupières. L’étrange canne qui la guidait lui rappelait celle de sa grand-mère, qui s’était éteinte plusieurs années avant son fils, mais le chagrin de sa mort n’était pas venu. La fillette la trouvait orgueilleuse et vilaine depuis qu’elle lui avait avoué qu’elle la détestait. Encore aujourd’hui, Émilie ignorait ses raisons, mais réfléchir à ce mystère ne lui vint jamais à l’esprit.

 Elle entra dans le bar en début de soirée, acclamée par les habitués qui ne se gênaient pas pour la contempler de la tête aux pieds, non sans s’attarder sur certaines parties plus intimes de son corps. Un bar des années cinquante. Émilie prêtait une oreille attentive aux chariots des serveurs, aux tables qui changeaient régulièrement de place, aux petites chaises qui parfois se déhanchaient quand un hyperactif s’aventurait sur leurs quatre pieds. Généralement, cinq pas avant et deux pas à droite était le bon itinéraire pour atteindre le piano. La jeune femme adorait sentir les arômes du café, la chaleur du chocolat au lait, les confitures faites maison. Le sucre l’intéressait bien plus que le sel, bien qu’elle ne fût pas une gourmande. Elle se rua sur le piano qu’elle avait passé beaucoup temps à entretenir. C’était son piano, ses cordes un peu vieilles mais qui sonnaient toujours aussi bien. Le jazz parcourut le bar qui remplaçait progressivement le café par les bières. D’abord soliste, puis accompagnée par qui le voulait au saxophone, à la contrebasse et aux trompettes disponibles. Ce soir fut une nouvelle fois un succès.

 Émilie était ravie de cette vie, et ne regretta jamais de s’être relevée. En revanche, elle ne rendait plus à ses yeux la faculté de voir. Ce sens était réservé à son père, et Émilie refusait de vivre sa vie d’adulte dans le même monde que celui de son enfance qui avait pris fin à la seconde où il eut rendu son dernier souffle. Ce monde auditif et olfactif dans lequel elle vivait lui convenait parfaitement, malgré ce chagrin enfoui au fin fond de ses pupilles qui résistait.

« Chacun a raison de son propre point de vue, mais il n’est pas impossible que tout le monde ait tort. »
– Gandhi.

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