Texte · She’s lost control

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Je crois que nous ne sommes que deux ce soir, dans la colocation. Je suis rentrée très tard, pour la troisième fois de suite. J’ai été retenue par Chuck, quel blagueur celui-là ! Bien sûr, quand il m’a demandé de rester encore un peu je lui ai fait croire que j’étais surprise, avec mon exclamation fétiche : haussement de mes sourcils tracés avec soin ; bouche béante sans trop l’ouvrir non plus, parfaitement bien entourée d’un gloss rose acheté trois jours plus tôt ; l’index et le majeur tendus sous le menton, les autres doigts relevés. Chuck, posté en équilibre sur le bord de l’estrade au fond de la boîte de nuit, me dévorait des yeux depuis mon arrivée. La pièce était noyée de couleurs qui allaient et venaient dans tous les sens. Je ne connaissais Chuck que depuis cinq heures quand il m’a proposé de rester. Je n’ai malheureusement pas tenu longtemps, l’alcool m’avait envoyée dans les étoiles depuis un moment. J’ai donc à contrecœur pris la décision de rentrer chez moi. C’est bien dommage que les nuits soient si courtes. J’ai blessé Chuck. Il était triste de devoir mettre un terme à notre nuit bousculée par ce monde. Parmi les odeurs nauséabondes que je ne sentais plus au fil des verres, celle de Chuck est restée ancrée tout au long de la fête, une odeur animale à m’ensorceler. Je ne l’ai pas embrassé, je ne l’ai même pas touché, et j’en suis bien contente. Plus l’attente est longue, plus la récompense est… appétissante !

 Je m’en vais faire un tour dans la cuisine avant de regagner ma chambre, histoire de prendre un peu l’air frais avec les grandes fenêtres ouvertes, à défaut d’une terrasse. Comme toujours, j’ai l’impression de sentir la fraîcheur pour la première fois, après une soirée qui m’a fait transpirer de la tête aux pieds. D’un geste vif, je libère ma puissante chevelure que j’avais attachée dès vingt-trois heures, parce que le lissage ne faisait plus effet. Ce sont de soyeux cheveux noirs que j’aime tripoter à longueur de journée. Je ferme un instant les yeux et prends le temps de respirer avant de les rouvrir. Le four indique trois heures vingt-six, mais il est en retard d’une heure et des poussières. La cuisine est en piteux état, j’en conclus que Damien est dans les parages, à dormir dans les bras de sa régulière depuis le début du couvre-feu. Cela me change un peu, ce calme étrange. J’habite dans un quartier un peu reculé du centre-ville, peu de gens circulent par ici, encore moins aussi tard. J’enlève mes talons hauts rose métallique qui m’ont fait un mal de chien quand je dansais. Dans les boîtes on regarde inconsciemment les pieds des gens, c’est donc un excellent moyen de se faire remarquer quand on n’ose pas trop se peinturer la figure. Évidemment, de ce côté-là, j’ai franchi le cap.
 J’entends au loin la poignée de la porte d’entrée tourner. Ce bruit me rappelle que j’ai complètement oublié de fermer à clé quand je suis rentrée. Ma main qui me soutient dérape du plan de travail et je dois faire deux ou trois pas en titubant pour me rattraper. J’ai un peu forcé la dose, aujourd’hui. Bon, je pense que je vais monter dans ma chambre. Je crois entendre quelqu’un circuler dans le petit couloir que j’atteins en haut des escaliers, mais l’obscurité m’empêche de voir qui c’est.

— Becky ? demande l’inconnue d’une voix qui appartient à cette charmante Aurore.

— Oui ? balbutié-je en la bousculant sans le vouloir pour regagner ma chambre.

 Elle ne dit rien. Je sens qu’elle me fixe en train d’ouvrir ma porte. Je ne la comprends vraiment pas, je lui ai déjà proposé cent fois de sortir avec moi et elle reste coincée dans ses bouquins. Il y a des gens bizarres, oui, mais ceux qui ne sortent pas sont surtout ignorants de tout ce qui est source de bonheur. C’est bien dommage pour elle.

 Je ne prends pas la peine de fermer la porte. Qu’est-ce qu’Aurore fait si tard dans la maison à errer dans le couloir ? Une insomnie ? Ce n’est pourtant pas son genre, ce qu’elle aime le plus après lire, c’est dormir ! Peut-être que quelque chose l’a réveillée, mais je n’ai rien entendu, enfin je crois… Non, quand je suis rentrée, je suis allée dans la cuisine et je suis montée dans ma chambre. Sans prendre le temps d’allumer la pièce (je ne sais plus où est l’interrupteur), je cherche mon lit à l’aide de mes mains, les yeux écarquillés même si cela ne sert à rien, et dès que je le touche, je plonge immédiatement dedans. Tiens, mes talons ne sont plus à mes pieds. Tant mieux, ils me faisaient trop mal. Je pourrais m’endormir tout de suite, même avec mon mini-short et ma chemise bouffante blanche, qui ne sont pourtant pas de superbes pyjamas. Je suis trop fatiguée pour bouger. Je reste donc là, sur le ventre, à ne penser à rien, puis à Chuck, puis à la boîte de nuit, puis aux fossettes de Chuck, puis à son poignet, son anneau, sa veste en jean, sa carrure.

— AAAAAH !

— Réveillée ! Réveillée ! Qu’est-ce…, m’exclamé-je en sursautant.

 Qui a pu crier comme ça ? Aurore ? C’était un cri de femme, ou alors d’un homme à moitié endormi. J’aimerais beaucoup faire comme si je n’avais rien entendu et reposer ma tête.

 Oui, j’aimerais beaucoup faire ça.

 Je dévale donc les escaliers, loupe l’avant-dernière marche, et ai le réflexe de m’accrocher à la rampe. Heureusement qu’elle est là, cette petite rampe. Non, c’est moi qui te remercie. J’aurais préféré suivre mes principes et me rendormir. Quand je suis entrée dans la cuisine, j’ai compris que ce n’était pas par préférence que j’aurais dû rester dans mon lit, mais par instinct, et pas n’importe lequel. L’instinct de survie.

 Aurore est là. Elle est recroquevillée par terre contre les placards en bois de la cuisine, juste en dessous de l’évier. La cuisine est allumée. Elle est toute seule et paralysée. Il n’y a que ses yeux qui arrivent encore à bouger et à essayer de me communiquer quelque chose. J’ai très envie de la laisser délirer dans son coin, mais cela ne lui ressemble pas de crier aussi fort, sauf quand on sait pourquoi elle a crié. À ma gauche (ou ma droite, je confonds tout le temps les deux), il y a une table en verre sur laquelle sont posés des torchons sales et des miettes par milliers, avec du sang sur un des bords. En dessous de la table, il y a Damien. Il n’est pas recroquevillé sur lui-même, au contraire, son corps est bien droit, allongé sur le dos plaqué contre le parquet ensanglanté. De grandes et profondes griffures traversent son torse et ses bras, dont un qui, je pense, ne répondra plus jamais à l’appel. Les entailles ont déchiré ce qui devait être un T-shirt dont je serais incapable de donner la couleur. Ses jambes n’ont pas l’air endommagées, elles sont étrangement silencieuses. Quant à la tête… Mais qu’est-ce qu’il a à… mon Dieu.

 Si j’avais les mains disposées à agir, mon premier réflexe aurait été de m’entortiller pour passer sous la table et vérifier la respiration de Damien, comme quelqu’un qui se convaincrait qu’il est encore en vie quand tout indique que ce n’est plus le cas. Seulement, mes mains ne peuvent pas m’élancer, elles ne le pourront pas tout de suite.

 Chuck a surgi derrière moi et m’a empoigné avec seulement trois de ses doigts. Ensuite, je crois qu’il a collé la lame de son couteau sali au creux de ma gorge, sans me la trancher. Je sens juste un courant électrique circuler à la vitesse de la lumière dans tous mes nerfs, ce qui provoque un puissant bond en arrière, d’une force incroyable. Je ne me suis jamais sentie aussi forte, mais malgré ma motivation, mon acharnement de biche n’a fait qu’aggraver la situation. Chuck. Je sais que c’est lui, je reconnais l’anneau qu’il porte à son oreille, le bracelet argenté qui orne sa main qui m’emprisonne, et pourtant, il ne me regarde pas. Il ne m’a pas reconnue, sans doute. Oui, c’est sûrement ça. Il a voulu se venger de Damien qui lui aurait fait je ne sais quoi, ça a mal tourné, et avec l’obscurité de la boîte de nuit et l’alcool qui dégradait mon état et le sien, il ne me reconnaît pas.

 Lassé de me voir me débattre inutilement, il m’envoie valser vers la fenêtre de la cuisine. Je manque de passer par-dessus bord. Heureusement que les instincts de survie sont là, même s’ils n’arrivent pas toujours quand il le faut. Je suis maintenant dos à la scène. Je n’entends plus Aurore, qui je crois a réussi à se relever, pas à temps malheureusement. Les coups de couteau fusent, et la voix d’Aurore se perd dans l’oubli.

 Je sens un bras musclé agripper mon épaule et me tirer violemment en arrière. Cette fois-ci, Chuck me regarde droit dans les yeux. Je réponds à cet affrontement silencieux sans baisser la tête, de peur de croiser ce que je refuse de réaliser. C’est la première fois que je vois aussi nettement le visage de Chuck. Ses yeux sont d’un bleu si hypnotisant qu’il est tout bonnement impossible pour moi de baisser la tête, ni même de penser à l’atroce scène qui vient de se produire. Je perçois le son du couteau qui tombe au sol. Il n’est plus qu’à quelques centimètres de moi. Je ne comprends plus rien à ce qu’il m’arrive. Ce n’est plus une question d’alcool, c’est une question de conscience. La cuisine a disparu autour de moi, je ne vois que deux yeux bleus qui entrent en moi, qui contrôlent mes pensées.

 J’ai perdu le contrôle.

 Je n’ai pu le reprendre que neuf mois plus tard. Chuck s’est volatilisé dans la nature. J’ai changé de pays. Je suis partie une semaine après ma rencontre avec lui. Je n’ai été voir personne, pas même ma famille. Je ne suis pas allée à l’enterrement de Damien, qui finalement ne dormait pas avec sa copine cette nuit-là, ni à celui d’Aurore. Je ne les connaissais plus, parce qu’intérieurement, je suis morte avec eux, avant de revivre une heure plus tard, dans ma chambre, en union avec le corps de Chuck. Je me suis volatilisée, moi aussi, dans une autre direction, sauf que je n’étais plus seule, et que je ne le serai plus jamais, maintenant que la petite Emilie est entrée dans ma vie.

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« Chacun a raison de son propre point de vue, mais il n’est pas impossible que tout le monde ait tort. »
– Gandhi.

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