Texte • La morveuse

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Une fois l’entretien terminé, Martin se retient de ne pas claquer la porte. Avec sa poigne de fer, il aurait pu faire trembler les murs et les autres candidats qui tenaient fermement leur chaise. Martin n’est plus qu’un concurrent en moins, et il contient du mieux qu’il peut sa colère pour dissimuler sa défaite.

Quand il est entré dans la salle, il a su tout de suite, face à ces regards livides, qu’il n’avait aucune chance d’intégrer l’école.

Une fois dehors, il ne peut toujours pas extérioriser sa rage, car la rue est bondée de monde. Le jeune homme n’est pas assez fou pour s’en moquer. Au lieu de hurler à plein poumons, il se range dans les files improvisées des passants, sillonnant les rues comme un labyrinthe que tous connaissent comme leur poche. D’habitude, le soleil suffit à lui remonter le moral, mais aujourd’hui, même les rayons chauds marquant la fin de l’hiver ne lui donnent pas le sourire.

Le téléphone sonne. Pendant qu’il traverse le passage piéton au feu rouge, Martin sort son portable. C’est Shelley.

« C’est pas le moment » dit-il pour lui-même.

Martin l’impulsif et Shelley l’agace. Ils font la paire, tous les deux. Martin n’a pas eu le temps de décrocher qu’un inconnu le bouscule, lui arrachant le téléphone de ses mains. L’individu se retourne et arbore un grand sourire de victoire avant de disparaître dans la vague humaine.

« Reviens ici, toi ! »

À cet instant, plus rien ne compte. Tous les passants autour de lui le dévisagent, incrédules. À son interpellation, la petite voleuse croise son regard. L’éclat de ses pupilles le rend fou. Il se lance à sa poursuite, sans hésiter à déranger ceux qui se dressent sur son chemin ! Amusée, la fillette continue sa course ; sa taille l’avantage car elle peut se faufiler plus facilement que lui.

Le trottoir laisse sa place à un passage piéton. Comme aucune voiture ne se présente, l’enfant ne réfléchit pas plus longtemps et s’élance, veillant à ne poser les pieds que sur les larges bandes blanches.

« Tu vas me le payer, sale morveuse ! »

Alors que Martin s’engage lui aussi, sans prendre la peine de surveiller la route, il remarque que l’enfant ralentit. Interloquée par ce téléphone qui sonne à nouveau, elle se demande un bref instant si elle est allée trop loin dans sa farce. Martin profite de ses doutes pour lui reprendre le téléphone et la devancer.

« On fait moins la maline, pas vrai ? »

Martin décroche aussitôt son téléphone.

« Sal… »

« Pourquoi tu réponds pas quand je t’appelle ? »

Shelley ne perd jamais le nord, et comprendrait immédiatement le mensonge qu’il s’apprête à lui donner, pourtant, elle semble le croire.

« Il était vachement long ton entretien, ça veut dire que t’es pris ? »

« Je… »

« Pousse-toi ! »

Ce n’est pas la voix de Shelley mais celle d’un homme, pas plus âgé que lui, qui manque de la faire tomber. Martin allait répliquer quand il réalise pourquoi cet inconnu l’a poussé.

La petite fille est en pleurs, au beau milieu du passage piéton. Et l’homme l’attrape au vol, la sauvant de justesse d’une voiture qui roule bien trop vite. La bourrasque, courte mais violente après le passage de la voiture, fouette les cheveux de Martin, abasourdi par ce qu’il vient de voir.

« Je te rappelle » parvient il à dire au bout de quelques secondes.

De l’autre côté, il aperçoit un attroupement formé autour de la fillette et de son nouveau super-héros. Tout le monde l’a acclamé. Même le Soleil s’est débarrassé des nuages pour observer la scène. Près de Martin, les gens applaudissent de l’autre côté de la route, c’en devient irréaliste. Pourtant, alors que tous ceux qui ont raté la scène cherchent à comprendre pourquoi tout le monde s’exclame, Martin n’a d’attention que pour la petite fille ; celle qui lui a volé son téléphone, et qui a failli en payer le prix fort par sa faute. Il ne peut pas nier ce pincement au cœur quand il voit ses larmes couler le long de ses joues. Il ne voit plus une sale morveuse prête à lui gâcher une journée bien entamée, mais comme une enfant apeurée qui cherche ses parents. Peut-être que si elle l’avait regardé à ce moment-là, Martin aurait eu le courage de venir s’excuser.

Déçu d’avance par son attitude, Martin tourne les talons et quitte les lieux, laissant le soin à son sauveur de s’occuper d’elle. Le jeune homme veut à tout prix oublier cet évènement, noyer ses craintes et refouler sa culpabilité. Or il sait déjà, tandis qu’il marche sous un ciel de nouveau couvert, qu’à contrecœur il n’oubliera jamais cette journée.

« Chacun a raison de son propre point de vue, mais il n’est pas impossible que tout le monde ait tort. »
– Gandhi.

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